De nos jours, dans un Shanghai où la vie s’accélère, les humains ne sont plus que science et progrès. Les temples encore debout, symbole d’un détachement insidieux, accueillent des visiteurs mus par leurs habitudes et une sensation de devoir. Les flux d’informations en continu détrônent les croyances. Les folklores se transforment en fables dont l’origine s’évanouit dans les brumes nocturnes. En s’y égarant, on craint moins l’invisible guimei que les voyous prêts à vous alléger de votre argent ou à vous fracasser le crâne.
Après tout, les esprits n’existent pas.
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Au journal télévisé, une vidéo à la qualité douteuse est diffusée. Deux personnes avancent dans un local abandonné. De leurs voix jeunes, ils interpellent le troisième individu qui se cache derrière la caméra infrarouge. Soudain, ils cessent de marcher. Leurs visages se métamorphosent pour ne devenir que des masques lisses. Ils bondissent d’un coup vers la caméra dans un grognement glacial.
L’appareil tombe par terre. L’écran se résume à un amas de points blancs s’agitant frénétiquement.
— Alors monsieur Chao, que pensez-vous de cette vidéo ? demanda une présentatrice brune en posant ses mains artificielles sur le plateau. Du jour au lendemain, des personnes ont récemment manifesté des accès de violence comme si elles étaient possédées.
Dans un rire sardonique, le spécialiste invité rechausse ses lunettes sur son nez.
— Ce ne sont que des actes prémédités ou des courts-métrages pour récolter, ne serait-ce que quelques minutes d’attention, mademoiselle Krantz. Ils réussissent fort bien leur petit numéro d’ailleurs.
— Pourtant des rumeurs circulent tout autre sur Internet…
— Il s’agit comme vous le dites si bien de rumeurs. L’explication la plus plausible serait un dysfonctionnement de leurs puces ou de leurs prothèses.
— Et pour ceux qui n’en sont dépourvus ?
— Le besoin de se rendre intéressant comme je vous l’ai dit. Nous sommes encerclés de gens à la popularité fulgurante. Quand certains font leurs idiots devant leurs écrans, ça ne peut entraîner qu’une surenchère.
— Mais cette scène s’est soldée par le meurtre de la personne qui filmait…
Le professeur Chao haussa les épaules.
— Ils espéraient sûrement faire une pierre deux coups. Le morbide fascine les gens.
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« Tu m’aurais cru si je t’avais dit : Hey mec, dans ta vie antérieure, alors que tu avais dix ans, un camion t’a cartonné en pleine rue et moi, j’ai rendu mon dernier soupir, torturé par une femme aux seins mutilés qui porte une tête de cochon ? »
— Ten
Dong-Hai relit le message qui vient de tomber. Il cherche l’adresse de l’expéditeur, mais le champ où l’e-mail devrait normalement apparaître est vide. Impossible.
Il se frotte les yeux et cherche encore. La fatigue lui joue probablement des tours. Cette situation lui rappelle pourtant des rumeurs qui circulent sur le campus.
Un nouveau message apparaît à la suite.
« J’espère que tu n’es pas trop choqué. On discutera de tout ça bientôt. Je te le promets. »
Deux jours plus tard, Dong-Hai se réveille dans sa chambre d’étudiant. Il fixe le plafond pendant un moment, puis se redresse. A sa plus grande surprise, il porte son pyjama et ses bras sont couverts de bleus. Ses efforts pour se souvenir échouent, mais chaque tentative lui donne des sueurs froides.
D’où provient ce malaise grandissant ?
Le soir, alors qu’il se rend chez une amie, bien décidé à comprendre ce qui lui arrive, le jeune homme s’arrête. Des formes se détachent dans la nuit. Elles l’épient ; il est pétrifié.
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« Depuis quelques semaines, des citoyens en proie à des délires psychotiques sont de plus en plus en nombreux. Les psychiatres ont baptisé ce phénomène le "syndrome fantôme". Les patients sont victimes d’hallucinations visuelles, auditives et de perte de mémoire. Les spécialistes les nomment les égarés et s’accordent pour l’instant à dire qu’il s’agit d’un problème d’implants et de stimulation cérébrale.
Il est vivement conseillé aux porteurs de puces ou d’implants de passer un examen médical dans les plus brefs délais. »
Une défaillance médicale, la seule explication logique possible. Acceptable. La majorité des gens la soutiennent ; la minorité lanterne, se tait. Les égarés se cachent ou se taisent. Ils refusent de finir entre les mains de psychiatres ou de neurochirurgiens qui leur tritureront le cerveau. Alors, ils restent avec ces sensations de malaise, ces brusques sentiments d'irréalités et ces absences angoissantes. Dans la plupart des cas, ils se raisonnent tant bien que mal, alors que leur esprit sombre doucement dans un monde inaccessible.
Après tout, les esprits n’existent pas.